UN PORTRAIT DOCUMENTAIRE

Résumé du film

Frieda a débarqué dans ma vie. Elle vit dans la Karl-Kunger Strasse à Berlin. Frieda, c'est aussi Janett ou Matthias, c’est selon. Elle change de nom, de sexe, de diagnostic, quand ça lui chante. Frieda se heurte au monde, à sa maladie... Chaque jour est une aventure, avec ses résolutions et ses obstacles, et pourtant elle continue son travail de perturbatrice avec sa force d’inventivité et de destruction. Avec la camera, je l’accompagne, nous jouons, nous nous questionnons, elle se confie. Ce film est le portrait d’une poète de rue berlinoise, vu par le prisme de notre amitié.

L'ORIGINE DU PROJET PAR LA REALISATRICE

En 2014, je viens d’emménager dans une ancienne boutique dans la Karl-Kunger Strasse à Berlin, au rez-de-chaussée, la porte est souvent ouverte. Un jour, une femme fait irruption chez moi en chantant, une bière à la main. Je reconnais la folle du quartier, je l’ai déjà vue de loin danser au milieu de la rue, ou haranguer les passants. On m’a mise en garde contre elle, « c’est une voleuse ».
Sans-gêne, elle s’assoit dans le canapé et commence un long monologue. Elle me fait part de ses idées d’améliorations du quartier, me lit mon horoscope, me parle de son chanteur préféré et de la fonction libératrice de l’art. Elle est enjouée et très drôle. Elle m’offre une fleur avant de repartir.
Le lendemain elle revient et me demande de faire des affiches, pour le parti politique qu’elle a créé, le Barfuss Partei, le parti des pieds nus, et va les coller sur l’arrêt de bus où elle a installé son bureau, en face de chez moi. Je la vois faire ses allers-retours entre le café et le fleuriste, puis déneiger les rues ou enlever les feuilles.
Petit à petit, elle fait partie de la vie de la maison, elle peut débarquer à n’importe quel moment. Une nuit, j’oublie de fermer ma porte, le lendemain matin, un vélo, mon manteau, mes gants et deux bières ont disparu. Une note de Frieda traîne sur une table « Panique ! Panique ! Je vous ai pris deux bières, je vous les rendrai plus tard ! » J’apprends qu’elle s’est fait expulser de son appartement. Toutes ses affaires sont dans une benne devant chez elle. Un tas de meubles, plantes, photos, vêtements. J’y trouve une lettre. Vingt ans plus tôt, elle écrit à sa grand-mère qu’elle ne pourra pas venir à son anniversaire, qu’elle est internée dans un asile psychiatrique, qu’elle a encore fait une crise, mais que ça va aller mieux.
Frieda disparaît pendant six mois.
Je cherche à avoir de ses nouvelles par les gens du quartier. Je découvre alors tous les liens qu'elle a créés et cela change l’image que j’avais d’elle. Son monde n’est pas hermétique. C’est de cette disparition qu’est né mon désir de film.
Puis Frieda est revenue. Je lui ai parlé de faire un film avec elle et elle a accepté.

Nous avons alors commencé nos expérimentations. Nous avons entrepris une sorte de journal filmé, composé de discussions, de déambulations, de mises en scènes théâtrales. Je lui montrais les possibilités de la caméra, et elle me racontait les méandres de son parcours, ses échecs, ses questionnements face à sa maladie, ses remises en questions. C’était les premiers repérages, et Frieda a immédiatement intégré l’idée du film dans une démarche, une façon de faire le point, de se recueillir. Après six mois d’internement, elle avait pris la ferme décision (temporaire) d’arrêter de boire, de remettre de l’ordre dans sa vie, de chercher du travail, mais toujours à sa manière. Avec Frieda, je fais le portrait d’une artiste, mais aussi d’une amie malade qui se questionne, et questionne sa place dans un système auquel elle n’est pas adaptée. Cette place dans et hors de la société lui donne une sorte d’extra-lucidité et d’extra-sensibilité.

J’ai vite compris que le film devrait se couler dans les cycles de Frieda. Lorsqu’elle est en forme, nous faisons le film ensemble, elle amène une matière que nous travaillons, que nous mettons en scène pour le film (textes, chansons, objets, dessins). Cela donne lieu à des moments de jeu, de création et de rencontres où elle déploie son univers. Mais d’autres moments surgissent, instables, fragiles, où tout est remis en cause, laissant éclater sa colère contre le monde ou son repli sur soi, tout aussi puissants. C’est dans la multitude de points de vue, de mises en scènes, de formats que j’imagine composer ce portrait de Frieda, dans un éclatement qui, sans chercher à concilier toutes les contradictions, donne à voir un élan de vie ravageur.

Frieda s’est imposée à moi, c’est elle qui est venue me chercher, chez moi, c’est comme ça que j’ai eu la chance de la rencontrer. Faire son portrait, c’est aussi écouter, s’arrêter avec elle, ne pas changer de trottoir ou détourner le regard devant une altérité trop compliquée, devant la folle du quartier qui prend trop de place ; et qu’on est pas d’humeur ou qu’on a pas le temps. Cette démarche, je l’ai d’abord faite en tant qu’amie, et je la fais aujourd’hui aussi en tant que cinéaste. Dans une société qui prône le repli sur soi, la prise de risques de Frieda et son élan vers l’autre, même intimement liés à une maladie, me mettent face à mes propres barrières et plus largement questionne notre rapport à l’autre.

LE MOT DE LA PRODUCTRICE

Gerda, Frieda, Janett est un portrait singulier, dans lequel Frieda est associée au processus de création. Ce film reflète un cinéma d’auteur formellement aventureux que nous défendons dans nos productions. Nous avons été séduites par l’énergie qui émane de ce personnage marginal et par la manière dont Léa entrelace les genres et les matières pour nous conter cette histoire.

Avec ce projet, Léa amorce l’aventure de son premier film produit et l’exploration d’une durée plus longue. Elle a une pratique artistique prolixe où elle mêle volontiers création sonore, collage ou encore des performances collectives associant vidéos, pellicule, photographies, univers sonore & textes. Elle nourrit naturellement sa pratique de cinéaste de ces différentes disciplines, et en fonction des sujets, les entremêle dans ses films. Associer différents types d’images, jouer de la désynchronisation avec le son, mettre à l’écran les coulisses de la fabrication, etc. sont des procédés qui sous-tendent ses réalisations. Léa « fabrique » chacun de ses films artisanalement créant à chaque fois un champ d’expérimentation où la forme vient épouser le propos.

Ce film est un portrait intime, mais en nous donnant à voir un individu, Léa nous parle plus largement de la société. Les histoires intimes sont porteuses d’une dimension universelle, car elles sont des témoignages ancrés dans le présent et l’expression des grandes lignes de force sociales et politiques. Léa pose un œil malicieux, pertinent et juste sur ses contemporains.

Gerda, Frieda, Janett est à la croisée de tout cela, un portrait protéiforme, poétique et social. Ce film parle de cette étonnante rencontre de Léa et Frieda et repose sur la relation d’amitié qu’elles ont construite au cours des années. C’est un film fait avec Frieda, elle y trouve un lieu d’expression, et c’est ce qui le rend possible. Elle a une capacité d’invention et de création sans limites qui font d’elle une véritable artiste libre. Ses créations font partie intégrante du film.

Frieda est aussi le témoin et le reflet de l’histoire de l’Allemagne des dernières décennies. Frieda, ses amis et le quartier où ils résident, portent la voix des habitants de l’ex-RDA. Ils témoignent de la difficulté de reconstruire un espace commun après cinquante ans de séparation. Comment les citoyens d’un même pays réinventent le vivre-ensemble après avoir évolué sous deux régimes radicalement opposés et dans deux cultures différentes ? Au travers du regard de Frieda, nous questionnons avec elle la culture libérale de la société contemporaine.

Emmanuelle Jacq